Interview des deux animateurs de la grève des travailleurs sans-papiers du Min de Rungis

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Intégrale de l’interview de Philippe Jaloustre animateur du collectif 94 travailleurs migrants et de Thierry Lagaye secrétaire de l’Union locale Cgt de Rungis (94)

Interview réalisé le 31 mars.

 

Philippe, Thierry comment ça va ?

Cela va bien. Nous sommes entrés ici avec les camarades de la CGT et la centaine de travailleurs sans papiers bien conscients de de ce que nous allions engager. Du champignon que nous allions faire pousser en quelques minutes.

C’est un piquet de grève à temps plein. Pas à temps partiel. Nous vivons ici pour permettre à ce que des camarades qui « bossent ici » puissent aussi vivre ici. Il y a un côté un peu camping, mais nous sommes des militants.

On dort et on mange dans ce hall comme les grévistes. Il y a ce qu’il faut pour les toilettes. Comme le libre passage est assuré, tout est fait pour assurer une propreté impeccable des lieux. Il y a toute une infrastructure logistique qui structure la vie du piquet. Tant au niveau de l’intendance, de l’hygiène, que de la sécurité interne du piquet de grève.

 

Comment cela se passe avec la direction de la tour Semmaris ?

Elle aimerait bien que l’on ne soit pas là. Forcément. Maintenant elle en a pris son parti. Elle a eu quelques minutes pour se rendre compte qu’il y avait 150 personnes ce jeudi 16 mars au matin à 6h qui investissaient le hall. Elle n’a pas eu le temps de réagir. Les militants de l’UD CGT 94 qui sont entrés en premier, ont bloqué l’entrée. Les travailleurs sans papiers ont suivi, pour rapidement prendre possession de la place là où nous sommes. Juste derrière le PC de sécurité qui lui n’a rien vu venir.

Quand on a quitté l’Union locale de Rungis ce jeudi matin, tout le monde a pressé le pas, par groupes de huit, dix… nous étions noyés dans le flot. A cette heure-là, le MIN, c’est une fourmilière avec les camions et  tous ceux qui se rendent au travail, pour beaucoup des travailleurs immigrés.

La direction de la Semmaris est descendue très vite de ses bureaux. Un peu surprise. Le directeur nous a tout de suite dit: « pourquoi vous m’avez fait ça, à moi » ? Comme il a pas mal d’humour, une fois que nous lui avons expliqué, il a rajouté : « vous n’avez pas pensé de me demander l’autorisation avant » ? Il connait le marché comme sa poche, il sait comment ça fonctionne.

Le fait que des journalistes étaient dans la confidence, l’information est très vite passée à la radio comme à la télé (France info) et le champignon a pris du volume.

 

Avec la préfecture ?

Dans les 20 minutes qui ont suivi notre arrivée, nous avons été contactés pour une rencontre à la sous-préfecture de l’Haÿ les Roses (ville mitoyenne du MIN). Nous avons dit Non. Nous voulions d’abord installer le piquet de grève et ensuite pouvoir rencontrer la préfecture, la Semmaris… et bien entendu l’ensemble des employeurs concernés. Le directeur du cabinet de la préfecture est arrivé sur place à 7h30. Et nous avons alors commencé une journée marathon de réunions.

La revendication est une. Les travailleurs en grève sortent d’ici avec leur récépissé de demande de carte de séjour et l’autorisation de travail. Il n’y a pas à discuter sur le fait de savoir si c’est légitime, pas légitime si c’est excessif ou pas… les dossiers que nous avons avec nous, prouvent que ces travailleurs travaillent ici à Rungis. Point.

La préfecture sait que la CGT n’invente rien. De son côté, elle ne découvre rien. Donc maintenant on gagne du temps par rapport aux grèves antérieures. Elle sait aussi que quand les travailleurs sans papiers se mettent en grève, on ne sait pas quand cela va s’arrêter ! Elle n’a pas vraiment encore compris pourquoi, mais elle sait qu’il en est ainsi.

 

Qu’en est-il de la solidarité !

Cette grève se déroule sur le territoire de l’Union locale Cgt de Rungis qui se situe à l’intérieur du MIN. Elle a été construite avec la direction et les militants de l’Union locale, le collectif des travailleurs migrants et avec le soutien et l’implication totale de l’Union départementale. Nous avons travaillé sur le sujet pendant de long mois, sans en rendre compte spécifiquement. Les camarades de l’Union départementale nous ont fait confiance et nous ont dit : « quand vous serez prêts, vous le dites et nous mettrons à disposition les forces qu’il faut ».

Cet état d’esprit de la part de la direction de l’Ud a été très important. Nous n’avons jamais été dans un débat pour convaincre quiconque. Nous étions dans « le faire ».

Cet engagement concret et cette solidarité active participent aussi au rapport de force. C’est énorme. En face ils le voient bien. Il faut bien traverser les parkings, le hall… ils voient bien tout celles et ceux qui viennent et tout ce qu’on installe.

Dans les assemblées générales les structures syndicales de la CGT, les partis politiques, les associations… sont remerciées à la sono… Nous venons justement de lire le message du congrès national de la Fédération CGT de la chimie accompagné d’un chèque de 7 000€ des congressistes, doublé d’un de 5 000€ de la fédération elle-même. Les élus qui viennent, les municipalités qui se veulent un point d’appui pour les luttes sociales et c’est une bonne chose mettent à disposition du matériel, des plateaux repas. Et comme très vite il y avait des sous dans notre caisse de grève et que les foyers ne sont pas loin, nous avons toujours la possibilité de téléphoner à « Mama » de celui d’Alfortville. Elle est ravie. Elle dit : « combien tu veux Philippe ? ». « 140 ». Elle dit d’accord : « je te les amène à midi ». Quand elle dit « 140 », en fait, il y en a pour 200. C’est ration Mali ou Sénégal comme tu veux !

Les camarades ont trouvé aussi des tables pour installer un bureau pour mettre des ordinateurs de façon à ce qu’on puisse traiter directement les dossiers. La direction de la Semmaris est venue nous voir, elle nous a dit : « mais là vous vous installez en lourd les gars » ?  Nous lui avons répondu : « c’est par défaut parce que notre première idée c’était d’avoir un bureau ». En fait, elle nous proposera le bureau un peu plus tard.

Tu as pu voir, l’après midi, les militants de la CGT bossent aussi sur les dossiers.

 

Et au niveau des patrons.

Lors de cette première journée les employeurs ont été très transparents. Mais beaucoup d’entre eux passent par la brasserie dans le hall pour le café du matin. Ils étaient surpris mais tout le monde a été aussi très rapidement au parfum.

Une fois que la préfecture a évalué la situation, elle a contacté directement tous les patrons qui étaient couchés sur nos listes pour une première réunion sur place, juste à côté du piquet, à la salle de conférence de la Tour Semmaris.

Préfecture, Direccte, Semmaris et les patrons concernés. Nous avons eu trois réunions de négociations dans ce format : le lundi 20 mars, le mercredi 22 et le vendredi 24. En fait trois réunions de calage à différents niveaux : calage entre la préfecture et la CGT sur la revendication. Calage préfecture employeurs, sur ce qu’ils avaient à faire, bien que certains le sachent pertinemment, un peu surpris quand même que ce soit la préfecture qui leur explique. Et le directeur de la Semmaris expliquant à tout le monde : « mettez-vous vite tous d’accord pour que je puisse retrouver ma tour ».

Pourquoi avons-nous investi la tour Sémmaris vu que les travailleurs en grève n’y bossent pas directement ?

Au MIN, les sociétés sont logées dans de très grands halls de 300m de long dans lesquels tu as dix, douze employeurs et la marchandise posée à même le sol. Il n’y a pas de séparation physique entre les différentes sociétés et les clients comme les salariés naviguent entre les caisses et les cageots. Tout le monde est habillé en blouse blanche, la calotte blanche sur la tête et le protège chaussure aux pieds. Des travailleurs en grève dans cet environnement n’auraient eu aucune visibilité et nous aurions créé un bazar monstrueux. En deux heures de temps tout le monde s’empoignait. Nous avons cherché à contourner la difficulté. C’est la Semmaris qui délivre les baux pour les sociétés qui travaillent sur le MIN. D’autre part, en investissant la tour, nous n’allions pas nous heurter frontalement avec tel ou tel patron puisque ce n’était pas chez lui que nous mettions les pieds. Ce qui par ailleurs était une bonne chose vu l’influence du FN chez tous ces patrons.

Et en quelques jours les employeurs sont venus apporter les documents (CERFA) alors que nous CGT, nous ne les avions même pas contactés. Bien sûr pas tous à la même vitesse et à l’exception notable jusqu’à ce jour d’une grosse boîte d’intérim qui a un nombre relativement important de CERFAs à remplir et à signer mais qui rechigne toujours à s’asseoir à la table des négociations.

Comment voyez-vous cette troisième semaine ?

Les grèves de travailleurs sans papiers sont devenues plus ou moins banales. La CGT n’a plus besoin de tout réexpliquer sur le pourquoi du comment. Ici en fait, nous sommes dans une grève quasi normale de travailleurs « normaux ». A la veille de cette troisième semaine qui vient, une issue positive à cette grève n’est pas à exclure. Mais nous restons très prudents.

Dans les prochaines discussions, tout le monde – en tout cas la préfecture, la Semmaris et les patrons – comprend bien qu’il va falloir « trouver le chemin » pour atterrir.

Déjà l’Etat admet que pour les attestations de concordance (document permettant de mettre le véritable nom du travailleur qui a travaillé, sur les feuilles de paye) une attestation sur l’honneur faite par le salarié qui a travaillé, validée et contresignée par la CGT sera considérée comme recevable, alors que la dernière loi Cazeneuve concernant le Code d’entrée de séjour et d’accueil (CESEDA) faisait de l’emprunt d’identité un délit à l’encontre aussi bien de celui qui prêtait ses papiers que de celui qui les empruntait.

 

Le prochain rendez-vous ?

Le dernier rendez-vous, c’était mercredi 29 mars, avec la préfecture et la Semmaris. Par ce qu’au bout du bout, tout le monde sait que la fin de la grève se négociera dans le bureau de la préfecture autour de la délivrance des documents permettant le séjour avec autorisation de travail pour ces travailleurs. Ce n’est pas le patron qui les donne, ce n’est pas non plus la CGT, c’est l’Etat. Donc au final, même s’il faut aller chercher des CERFAs auprès des patrons, c’est avec la Préfecture qu’il faudra conclure.