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C’est grâce à la mobilisation de tout un peuple que le président Bouteflika a fini par démissionner, le 2 avril. Ni les menaces, ni les promesses du clan au pouvoir n’ont eu raison de la détermination populaire dans tout le pays qui, depuis le 22 février, vit au rythme des manifestations monstres du vendredi. Celle du 5 avril, organisée après l’annonce de la démission du président, n’a pas dérogé à la règle, preuve que son départ est considéré comme une première victoire, mais que le plus dur reste à faire. Comme le proclame une banderole « Bouteflika était très malade ; il ne gouvernait pas en réalité, et rien ne changera s’il part seul et laisse ses hommes ». En fait, c’est le système qu’il faut changer.
eC’est le peuple algérien qui a obligé Bouteflika à démissionner
Ce système, c’est un ensemble d’institutions et d’hommes, de maffias, de clans, de familles, qui ont mis la main sur tous les rouages de l’État, qui contrôlent tous les secteurs de l’économie, qui occupent tous les postes de la vie politique et sociale. Un des piliers principaux du système est constitué par la haute hiérarchie militaire. Nommé chef d’état-major en 2004, le général Ahmed Gaïd Salah, âgé de 79 ans, a survécu à de nombreuses purges au sein de l’armée. Il s’était prononcé pour un 5e mandat présidentiel. Au début du mouvement, il a eu des mots très durs contre des manifestants qui « veulent nous ramener aux années de braises ». Aujourd’hui, certains lui attribuent le mérite d’avoir poussé le président vers la sortie. Mais c’est au peuple algérien et son extraordinaire maturité, et à lui seul, que revient ce mérite. Le chef d’état-major n’a fait que donner le coup de grâce. D’ailleurs, le peuple algérien n’est pas dupe. Dans la manifestation du 5 avril, de nombreux slogans visaient directement le chef de l’armée : « Gaïd Salah, le peuple veut la démocratie, pas un régime militaire » ou encore « On ne veut pas un Al-Sissi en Algérie ». De façon générale, la population souhaite que l’armée reste dans les casernes.
Le rejet de la transition institutionnelle
Le chef d’état-major a proposé d’appliquer l’article 102 de la Constitution. Selon cet article, le Conseil constitutionnel, présidé par Taïeb Belaiz, après avoir constaté la vacance du pouvoir, doit organiser la transition politique. C’est Abdelkader Bensalah, président du Conseil de la Nation (l’équivalent du Sénat) qui est chargé d’assurer l’intérim et d’organiser de nouvelles élections présidentielles dans un délai de 90 jours. Ces dispositions légales, le peuple algérien n’en veut pas. Taïeb Belaiz et Abdelkader Bensalah, sont deux hommes qui font partie intégrante de la bande au pouvoir. Le 5 avril les manifestants ont scandé le rejet de ce qu’ils appellent les 3 B, c’est-à-dire Belaiz, Bensalah, auxquels ils ajoutent le premier ministre nommé par Bouteflika avant sa démission, Noureddine Bedoui. Sur un panneau, on pouvait lire : « Le numéro 102 que vous avez composé n’est plus valable en 2019. Veuillez consulter son excellence le peuple ». Un collectif regroupant des syndicats, des associations, des ligues des droits de l’homme, a réaffirmé son « rejet de toute transition classique ». L’idée que des institutions qui ont fonctionné au service de l’oligarchie ne peuvent pas servir telles quelles les intérêts du peuple est très répandue. Les manifestants, au stade actuel de la mobilisation, veulent l’élaboration d’une nouvelle constitution et se prononcent majoritairement pour une 2e République laïque et démocratique.
Retournements de veste et règlements de compte au sein de la bande
Le lâchage du président par le chef d’état-major a entraîné une réaction en chaîne au sein des clans qui se partagent le pouvoir. Ali Haddad, le patron des patrons, a démissionné de son poste et après avoir déclaré son amour pour le peuple, il a voulu s’enfuir. Arrêté à la frontière tunisienne, il a été traduit devant un juge. D’autres hommes d’affaires seraient dans le collimateur. Le torchon brûle entre les deux partis politiques au pouvoir, longtemps complices, le FLN et le RND (Rassemblement national démocratique). Le porte-parole du RND s’en est pris violemment au FLN en qualifiant le régime « de cancer qui gangrène le corps de l’État ». Autre lâchage remarqué, celui de Abdelmadjid Sidi-Saïd, le secrétaire général de l’UGTA, qui « prend acte de l’appel de l’armée à adopter un cadre légal ». Ce qui frappe, c’est la rapidité des retournements de veste venant d’organisations qui, comme le FLN, le RND, l’UGTA, étaient engagés avec Bouteflika pour un cinquième mandat. Ce qui leur vaut de nombreuses railleries sur les réseaux sociaux du genre « le seul mandat que vous méritez c’est un mandat d’arrêt ».
Il est clair qu’on assiste à une brutale aggravation de la lutte de clans autour du pouvoir, lutte d’autant plus violente que l’Algérie traverse depuis plusieurs années une grave crise économique et sociale.
Crise économique et sociale
L’économie algérienne est complètement tributaire des hydrocarbures (gaz et pétrole). Ils représentent 60 % des recettes fiscales et 95 % des exportations. La production ne cesse de baisser du fait de la faiblesse des investissements, du vieillissement des infrastructures et de l’épuisement des champs pétroliers. Les exportations baissent du fait de l’accroissement rapide de la population et de l’augmentation de la consommation intérieure. Enfin, le prix du baril de pétrole a chuté sur le marché mondial. La baisse de la rente pétrolière et gazière a entraîné la baisse des investissements de l’État et donc de la part prélevée par les oligarques et autres vautours sur les dépenses publiques. Dans l’entourage de Bouteflika, les scandales financiers se sont succédé. En 2013, c’est l’ex-ministre de l’énergie Chakib Khelil qui est rattrapé par une affaire de pots de vin versés par Saipam, une filiale du trust italien du pétrole ENI ; il s’est réfugié aux Etats-Unis. Son retour, en toute impunité au pays, début 2019, a été ressenti comme une provocation. En 2016, les « Panama papers » révèlent comment les hommes d’affaires algériens se sont gavés de l’argent du pétrole et l’ont placé dans les paradis fiscaux. L’argent de la rente pétrolière a peu profité au peuple algérien. Beaucoup de dépenses sont à ranger dans les grands travaux inutiles, dévolus par l’Etat au privé et surfacturés. C’est le cas pour la nouvelle mosquée d’Alger, la plus haute du monde ; avec cet argent, on aurait pu construire des dizaines d’hôpitaux, expliquent des manifestants. Peu d’investissements sont allés dans le secteur productif, dans l’industrie ou dans la modernisation de l’agriculture.
La corruption, le gaspillage et l’incompétence sont les sources des injustices et du chômage qui frappe le tiers des jeunes de moins de 25 ans qui représentent 45 % de la population. Il est clair que l’ampleur des mobilisations actuelles, s’explique en partie par leur colère contre les inégalités, le chômage, les classes surchargées, le coût de la santé et l’absence de perspective pour la jeunesse de plus en plus tentée par l’émigration.
Quand Macron soutient le système
La simple décence aurait voulu que le chef de l’ancienne puissance coloniale se garde d’une appréciation publique sur les événements d’Algérie. Mais Macron n’a pas pu s’empêcher de se poser en donneur de leçons. Il a estimé « raisonnable » la proposition de Bouteflika de ne pas briguer un 5e mandat et appelé à la tenue « dans un délai raisonnable » de la conférence nationale chargé de superviser la transition. Cette ingérence a reçu l’accueil qu’elle méritait de la part des manifestants. Macron a été prié de s’occuper « raisonnablement » des « Gilets jaunes » !
L’Elysée entretient de très bons rapports avec Bouteflika et sa bande, en particulier avec Ali Haddad, le patron des patrons algériens. Durant l’hiver 2018-2019, la diplomatie française avait fait savoir qu’elle n’avait rien contre un 5e mandat pour le président algérien. Pour l’impérialisme français, la crise politique en Algérie est une source d’inquiétude majeure. D’abord parce que la France est un partenaire économique important pour l’Algérie qui lui fournit 10 % du gaz importé et à qui elle vend des produits manufacturés et des produits agricoles, dont du blé. Renault et PSA y ont des usines de montage. Ensuite, parce qu’en cas de crise grave, des centaines de milliers d’Algériens qui bénéficient de la double nationalité pourraient tenter de rejoindre la France. Enfin, parce que l’impérialisme français collabore avec les dirigeants algériens dans « la lutte contre le terrorisme » dans le Sahel. L’Algérie a autorisé le survol de son territoire par les avions militaires français dans le cadre de l’opération Barkhane. Pour toutes ces raisons, Macron a tenu à faire savoir qu’il était pour une transition institutionnelle en Algérie, en contradiction avec les exigences du peuple.
Notre Parti dénonce toute ingérence de l’impérialisme, en particulier de l’impérialisme français, et soutient le peuple algérien dans sa lutte pour un avenir de progrès et de paix.
Article paru dans La Forge d’avril 2019