Turquie : sur les élections présidentielles et législatives

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Nous reproduisons les prises de position du Parti du Travail EMEP au lendemain des élections présidentielles et législatives qui se sont tenues le 14 mai.

La première disait notamment : « Bien que le parti dirigeant ait usé de tous les moyens de l’Etat pour imposer toutes sortes de restrictions, faire des provocations, censurer et proférer des menaces contre ses rivaux, le résultat des élections présidentielles et législatives montre un déclin du soutien des masses au régime d’un seul homme et une perte du pouvoir de l’AKP au parlement. (…) »

Détaillant les méthodes déployées par l’AKP pendant cette campagne, le communiqué précise : « incapable de stopper son propre déclin, en dépit du nombre plus élevé de ses alliés… l’AKP s’est particulièrement efforcé de faire en sorte qu’un second tour ait lieu pour les présidentielles. (…) L’Alliance du travail et de la liberté, dont notre parti est membre, s’est engagée dans ces élections dans des conditions extrêmement difficiles. En dépit de la menace d’interdiction du HDP, les arrestations de militants politiques, de journalistes, les pressions exercées sur les électeurs, les démonstrations armées et les attaques le jour des élections, l’Alliance du travail et de la liberté a réussi à maintenir plus ou moins le nombre de ses députés qu’elle avait au parlement. »

Nous reproduisons l’intégralité de la seconde prise de position

Sur le second tour des élections présidentielles

« Avant de procéder à une évaluation des résultats des élections du 14 mai, une des élections les plus critiquables de l’histoire du pays, il faut insister sur la question suivante : la propagande sur le « festival de démocratie » basée sur le taux de participation aux élections a pour but de masquer la vérité sur ces élections. En effet, ces élections vont entrer dans l’histoire du pays comme les élections qui ont été organisées dans les conditions les plus inégalitaires. Le gouvernement a utilisé à l’avance toutes sortes de moyens pour gagner. De la candidature d’Erdogan pour la troisième fois, en violation de la constitution, jusqu’aux modifications de la loi électorale et de la structure du conseil suprême électoral, en passant par la procédure de dissolution du parti HDP (Parti démocratique des peuples) et toute une série de pressions, d’arrestations et de propagande noire, il y a de nombreux éléments qui montrent que cette élection était anti démocratique bien avant le jour du vote.

Il y aura donc un second tour pour l’élection présidentielle. Comparativement aux élections précédentes, Erdogan, aux présidentielles, et l’Alliance du peuple, aux législatives, ont limité les pertes. Autrement dit, ils sont parvenus à se maintenir au pouvoir. On ne pourra pas se contenter de l’expliquer par le changement des règles électorales et les pressions du gouvernement. Alors que la Turquie est un des pays avec les taux d’inflation les plus élevés au monde, que la majorité des ouvriers et des travailleurs sont à présent davantage menacés par la famine que par la pauvreté, et qu’il y a à peine 100 jours que les tremblements de terre ont fait des milliers de morts, ensevelis sous les gravats et que des millions de personnes ont été abandonnées à leur sort, la réponse à la question de savoir comment le bloc dirigeant est sorti de ces élections sans perte significative de son pouvoir doit être mise en perspective avec la période que traverse le monde.

La guerre en Ukraine a joué et continue à jouer un rôle croissant dans la lutte pour le repartage et dans la tension dans les régions allant du Moyen-Orient à la Méditerranée orientale, des Balkans à la Mer Noire et au Caucase, Turquie comprise. Plusieurs phénomènes sont liés en partie à cette guerre : comme les problèmes d’approvisionnement en nourriture et en énergie, l’inflation à deux chiffres même dans des pays comme l’Allemagne, résultat de la stagnation économique ; le renforcement de la politique réactionnaire en Europe et dans le monde qui désigne les réfugiés comme la cause des problèmes subis par les ouvriers et les travailleurs, dus aux flux migratoires provoqués par les tensions exacerbées et la guerre. Bien sûr, le fait que les nouvelles politiques réactionnaires de droite puissent gagner en puissance, est dû au fait qu’elles remplissent l’espace laissé libre par le faible niveau d’organisation de la classe ouvrière dans les syndicats et autour de ses propres partis politiques. Cela favorise l’émergence de positions réactionnaires, sur fond de peur du chômage et pour l’avenir.

On peut dire qu’une part significative des masses travailleuses qui se ne voient pas capables elles-mêmes de trouver la solution à leurs problèmes, qui n’ont pas cette conscience de classe, continuent à voir Erdogan comme le leader qui peut sortir la Turquie de la situation actuelle complexe, dont elles n’ont pas une perception claire. Les informations et les analyses du journal Evrensel sur l’état d’esprit dans les usines et les entreprises montraient qu’en dépit du mécontentement parmi les travailleurs, qui votaient auparavant pour l’AKP-MHP, ce mécontentement ne se traduisait pas par un changement de fond quant à leurs préférences électorales. On peut dire que la propagande sur le thème « l’opposition est de mèche avec les impérialistes et les organisations terroristes qui veulent diviser la Turquie », qui a été martelé durant les derniers jours avant les élections, a été efficace pour stopper la perte du voix du bloc dirigeant et que jusqu’à un certain point, elle a favorisé le report de voix vers le MHP (Parti d’action nationaliste, extrême droite). A cela s’ajoutent les voix qui se sont portées sur Sinan Ogan ([1]), dont la propagande était axée sur la haine des réfugiés et la « lutte contre le terrorisme ».

Ces précisions ne changent pas le fait que l’AKP a subi une perte sévère de 8 à 15 % de voix à Istanbul, Ankara, Bursa, de même qu’à Erzurum, Konya, Kayseri, Antep, Urfa, Maras, Rize et Trabzon que l’AKP considérait comme des « place-fortes ». Les pertes de l’AKP dans ces villes sont importantes dans le sens qu’elles révèlent l’aspiration des peuples au changement et envoient le message que l’espoir n’a pas disparu pour le second tour.

Les limites du bloc de l’opposition bourgeoise (la Table de l’Alliance de la Nation) à développer des politiques qui redonneraient confiance au peuple, confronté aux problèmes actuels, ont également joué un rôle dans ce panorama. Le fait que l’opposition bourgeoise a constamment et uniquement mis en avant l’urne électorale comme la voie de sortie, sous prétexte de ne pas « faire de provocations », et cela dans tous les domaines et dans un contexte où la lutte des ouvriers et des travailleurs avait tendance à se développer, a facilité le travail d’Erdogan. Car, avec cette attitude, l’opposition bourgeoise a évité que les masses ouvrières et les masses travailleuses ne s’affrontent au gouvernement et qu’ils en tirent des conclusions politiques, en tirant les leçons de ce processus.

Par ailleurs, le fait que le Parti des travailleurs de Turquie (TIP) ait visé 3% des voix aux élections et qu’il ait obtenu un peu plus de la moitié de son objectif (1,7%), montre que les intérêts qu’il a mis en avant ont eu un écho essentiellement dans la jeunesse et dans des milieux intellectuels, mais qu’il est resté limité dans la classe ouvrière. C’est pourquoi, il ne semblait pas possible pour les forces socialistes de gauche (auxquelles il faut ajouter les voix obtenues par les partis qui ont formé l’Union du pouvoir socialiste) de jouer un rôle réel en tant que pôle politique à part, sans être parvenus à combler ce vide et sans avoir gagné les secteurs avancés de la classe ouvrière et des masses travailleuses. Cet objectif fixe aussi les taches prioritaires pour ces forces. Dans cette nouvelle période, les députés d’EMEP qui ont été élus dans deux importants centres industriels, à savoir Istanbul et Antep, ouvrent de nouvelles possibilités pour la lutte dans ce domaine.

Dans les villes kurdes, Kilicdaroglu a très largement gagné devant Erdogan : c’est le reflet des exigences populaires pour la démocratie et une solution pacifique de la question kurde. Ces résultats montrent une fois encore que le peuple kurde est une force qui ne peut pas être ignorée, pour ce qui est de sa détermination à lutter et de sa lutte pour construire un avenir démocratique, en dépit de l’oppression dont il est victime et des menaces brandies sur le danger du Hezbollah à travers le parti Huda Par ([2]). Si Erdogan a repris la propagande sur le « terrorisme et le séparatisme », c’est parce qu’il a réalisé qu’il avait perdu de l’influence sur ces questions et qu’il a essayé de la compenser en développant le chauvinisme.

Ces élections ont montré, une nouvelle fois, la nécessité de travailler à l’unité la plus large des forces populaires autour des urgentes exigences économiques et démocratiques et la nécessité pour les socialistes d’adopter une position plus progressiste dans ce domaine. Par delà les résultats électoraux, les exigences de démocratie, la laïcité et pour une vie vraiment humaine, ne peuvent être gagnées qu’à travers une unité de lutte et les ouvriers et les travailleurs ne peuvent s’unir qu’autour leurs propres choix politiques, avec les expériences qu’ils vont acquérir à travers ces unité de lutte.

Erdogan aborde le deuxième tour de l’élection présidentielle avec un avantage en termes d’arithmétique parlementaire et en termes des voix qu’il a obtenues au premier tour. Cependant, l’avantage avec lequel Erdogan s’engage dans ce second tour ne change en rien le fait que Kilicdaroglu peut encore gagner, si toutes les forces qui veulent un changement et la démocratie se mobilisent. N’oublions pas que quand Meral Aksener ([3]) s’est opposée à la candidature de Kilicdaroglu, sur la base de sa sensibilité nationaliste et qu’elle a quitté la table de l’Alliance de la Nation, c’est la volonté des électeurs et celle des masses pour le changement qui l’ont obligée de revenir à cette table. C’est pourquoi, aujourd’hui, par delà les négociations qu’Ogan mène pour le deuxième tour, il est possible de faire en sorte qu’une partie des voix qui se sont portées sur lui aille du côté de la volonté de changement. C’est pourquoi, Erdogan aura des difficultés si les brèches dans les « forteresses » de l’AKP s’élargissent et si des voix pour Ogan se mêlent à la puissante volonté de changement, par-delà toutes les inégalités et injustices.

La leçon la plus importante que l’opposition devrait tirer de ces élections, c’est que même si nous sommes devant une équation dans laquelle tout est inégalement prédéterminé, que mettre le signe égal entre changement et démocratie, uniquement à travers l’expression électorale, et ce faisant, empêcher la lutte du peuple, ne font que le jeu du gouvernement. Par delà les résultats des élections, le chemin de la lutte pour la démocratie, la laïcité et une vie vraiment humaine, pour gagner contre cette alliance des forces les plus réactionnaires et les plus agressives sera possible avec la force organisée et la lutte du peuple, qui ne se limite pas aux élections.

Parti du Travail EMEP de Turquie


[1] Sinan Ogan est arrivé 3ème au premier tour de l’élection présidentielle. Il fait scission du parti d’extrême droite MHP allié à l’AKP d’Erdogan, sur des positions violemment anti kurdes et anti HDP qu’il veut exclure de la vie politique. Il veut renvoyer les réfugiés syriens. Il négocie son soutien à Erdogan.

[2] Huda Par, parti de la cause libre, ou parti de Dieu, islamiste.

[3] Présidente du Bon parti, membre de la Table des 6 qui soutient Kilicdaroglu